Appel à communication

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APPEL À COMMUNICATION

DATE LIMITE DE SOUMISSION : 15 juillet 2018

En mai 1968, des  États généraux de la Culture se tiennent au Théâtre de la Cité de Villeurbanne, autour de Roger Planchon et Francis Jeanson : un manifeste marquant est rédigé, intitulé Déclaration de Villeurbanne. Lyrique et prospective, la Déclaration émane d’une autorité collective formée de vingt-trois « directeurs des Théâtres populaires et des Maisons de la culture ». Ensemble, ils défendent un projet de rupture et aussi de pouvoir, tout en décrivant un espace public fragmenté – en somme une sorte de morale politique. Ce texte connaîtra une destinée particulière à la fois en tant que centre de gravité et comme point de variation des énonciations politiques de la culture et du rôle social de l’art, notamment dans le champ du théâtre (Delhalle 2006, 2017).

Toujours mobilisée aujourd’hui, ambiguë et sujette à des interprétations plurielles, la Déclaration nous permet de réfléchir les continuités et les ruptures qui informent les politiques, les productions et les pratiques culturelles contemporaines Or, porter un regard critique sur l’actualité de la création et de l’action culturelle nécessite de se défaire de catégorisations irréfléchies en procédant à un travail collectif de dénaturalisation des pratiques et des langages coriaces, résistants, qui déclarent à divers titres la démocratisation, l’émancipation, l’alternatif. D’autres fils directeurs peuvent alors nourrir la réflexion : la notion de risque par exemple (quid de l’engagement aujourd’hui ou du conformisme des acteurs culturels ?) ; la question de la mondialisation (quid de l’internationalisation des pratiques et de la montée en puissance du local ?) ; ou encore le processus même de politisation(quid de la fonction politique de la culture face à son arraisonnement économique ?).

Des recherches sont menées de longue date sur ces sujets dans des champs de savoirs pluriels : études théâtrales, sciences de l’information et de la communication, sociologie, histoire, sciences politiques… Dans leur continuité, ce colloque est ouvert à des contributions issues des différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Ces contributions porteront un regard critique et problématisé sur les politiques, les productions et/ou les pratiques culturelles, quel que soit le secteur artistique et culturel considéré (spectacle vivant, arts du cirque, patrimoine, livre, etc.). Elles s’inscriront dans un ou plusieurs des trois axes thématiques présentés ci-dessous.

1.  Public, opérateurs, artistes : des protagonistes en voie de spécialisation

Si le mot de culture peut encore être pris au sérieux, c’est dans la mesure où il implique l’exigence d’une intervention effective tendant à modifier les rapports actuels entre les hommes, et, par conséquent, d’une enquête active entreprise de proche en proche en direction de tous : c’est-à-dire, enfin, une authentique action culturelle (Déclaration de Villeurbanne).

Mais il reste que les modalités d’application de cette orientation fondamentale devront être définies en liaison étroite avec les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire : d’une part avec les personnels de nos entreprises respectives et d’autre part avec les différents secteurs de la population, le « non-public » (à travers les relais de tous ordres qui, de proche en proche, nous permettent d’accéder à lui), les étudiants et le public déjà constitué (Déclaration de Villeurbanne).

 

Cinquante ans après la Déclaration, il existe en France environ 250 formations de niveau master en “gestion culturelle”, “développement culturel”, “ingénierie culturelle” etc. Si les intitulés des formations changent, rendant compte de l’évolution des idéologies de l’action culturelle (des masters en “entrepreneuriat culturel” s’ouvrent depuis quelques années), elles participent d’un même mouvement qui consiste à qualifier, spécialiser et professionnaliser les acteurs du monde de la culture. Ces derniers ressortent de trois catégories : les « personnels de nos entreprises respectives », autrement dit les “opérateurs” culturels ; les artistes ; et les publics. Dans cette trilogie, chaque catégorie d’acteurs, en se constituant comme position sociale, professionnelle, politique, dit quelque chose de son rapport aux deux autres. Joëlle Le Marec a par exemple bien montré comment l’évolution de la formation des responsables des publics dans les musées, et notamment l’arrivée d’acteurs formés en marketing dans ces services, avaient contribué à forger une représentation du public comme cible d’une communication censée être efficace (Le Marec, 2007).

Dans un autre registre, le statut juridique, économique et politique du créateur évolue. Entre autres, des conceptions instrumentales se développent qui font de l’artiste un archétype ou un éclaireur des formes contemporaines de travail (Menger 2005) dans une société où la créativité est promue comme source de valeur et où les « individus », et non plus le « public », sont potentiellement tous créatifs.

Les destinataires de l’action culturelle, enfin, font l’objet d’une constante (re)qualification de la part aussi bien de la recherche en sciences sociales que du discours politique et des acteurs culturels. De la notion de « non-public » qui apparaît dans la Déclaration, comme un étendard, à celle de « population » énoncée par Catherine Trautmann en 1998 dans la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant, ou encore aux notions euphémisées de “publics spécifiques”, “public du champ social”, “public empêché”, “public éloigné”, ces catégories témoignent de l’intense travail de spécialisation de la relation entre l’œuvre et son appropriation sociale, tout en continuant de produire des rejets, des désaccords et des paradoxes (Ghebaur, 2014, Rancière, 2008).

 

Dans cet axe il s’agira de réfléchir aux trajectoires des acteurs de la chose culturelle, aux processus de spécialisation des catégories et aux effets de ces formes de professionnalisation. Les mouvements complexes recouverts par ces termes nécessitent d’interroger les nouvelles configurations de l’autorité en matière culturelle, mais aussi ses filiations, directes ou détournées, et notamment le rôle des politiques publiques culturelles dans le renouvellement des référentiels et des cadres de l’agir culturel en contexte d’“innovation”.

2.  Territoires et lieux : enjeux géographiques et symboliques

Les directeurs des théâtres populaires et des maisons de la culture [...] protestent contre la disparité injustifiable qui sévit, d’une part entre les subventions des divers établissements nationaux de Paris, et d’autre part entre lesdites subventions et celles des établissements homologues de banlieue ou de province, une telle disparité mettant en cause l’idée même de décentralisation (Déclaration de Villeurbanne)

 

Les acteurs culturels sont confrontés à la montée en puissance du fait urbain et à l’essoufflement des politiques culturelles nationales, au niveau de la production artistique comme de la diffusion culturelle. En témoigne, dès les années 1970, la problématique de la municipalisation de la culture, comme le montrent les rencontres d’Avignon tenues de 1964 à 1970 sous la présidence de Jean Vilar avec les thèmes comme « La politique culturelle des villes » (1967) ou « La politique culturelle des 7 villes » (1969).

Ainsi, certains concepts ou termes-clé deviennent essentiels dans la construction et la mise en scène des identités professionnelles et des activités culturelles : “démocratisation culturelle”, “aménagement du territoire”, “transition écologique”, “développement culturel”, “Agenda 21 de la culture”, parmi d’autres. Ces termes marqueurs, dont la généalogie remonte en partie aux années 1960, font écho à ceux qui sont aujourd’hui forgés pour qualifier les nouvelles dynamiques urbaines et les politiques culturelles : “Ville-monde”, “Cité interculturelle”, “Territoire créatif” ou “Ville participative”. Mais ces termes cristallisent aussi des tensions : rejetés par les acteurs culturels, imposés par l’État ou revendiqués par les collectivités territoriales, ils révèlent des rapports de force entre les acteurs de l’action culturelle depuis 1970.

 

Dans cet axe, il s’agira d’identifier les nouvelles modalités d’intervention et les positionnements des acteurs, non seulement dans une dynamique et des logiques globalisées et génériques dans le contexte actuel de l’internationalisation et de l’industrialisation des secteurs artistiques et culturels, mais également dans leur(s) territorialisation(s).

3.  Cadres formels et figures de référence de l’action culturelle : (re)fondations, circulation et oublis

 

Pour Jacques Rancière (2004), la politique est le moment où l’on commence à compter les incomptés, c’est-à-dire à pénétrer les cadres instituants, les classifications et les concepts, le bien dire, pour y formuler un mal-dire (Farge, 1992). Par quels processus et par quelles circulations dans le temps et l’espace les politiques culturelles constituent-elles le lieu d’une politisation culturelle ou, à l’inverse, l’entravent-elles ?

Le texte de la Déclaration de Villeurbanne, loin d’être lisse et cohérent, laisse place à une pluralité d’interprétations qui font écho aux positions pas toujours conciliables de ceux qui l’ont produit. Cette ambivalence constitutive n’a pas empêché la diffusion large du texte et de (certaines de) ses propositions. Des énoncés tirés de la Déclaration font date et circulent comme des « formules » (Krieg-Planque, 2009), délestant progressivement le texte de son ancrage local et de sa force politique au profit de rhétoriques et de ritournelles dont on oublie l’origine. Mais dans le même temps, le texte est régulièrement évoqué et repris comme un moment de fondation (Schlanger, 1992) qui réaffirme ou reconstruit des généalogies et des filiations.

Dans cet axe, il s’agira de penser la matérialité de circulations qui conforment et infléchissent les politiques, les productions et les pratiques culturelles, entre les programmes et les lignes politiques proposées “d’en haut” et des interactions ténues au plus proche de l’expérience de terrain, entre les échanges sur le long terme et les rencontres ponctuelles. Ces circulations passent par des citations, des redites ou des reprises plus ou moins fidèles et explicites, dont l’analyse de discours peut rendre compte. Elles passent aussi par des formes de cadrage des pratiques et par des dispositifs et des modèles qui s’imposent à petit bruit à l’action culturelle : par exemple, la survalorisation des indicateurs quantitatifs dans les processus d’évaluation des projets culturels ; les outils de pilotage de projet de type “matrice du cadre logique” ; ou encore les procédures des programmes, financés par l’Union Européenne (Europe créative pour les projets culturels transnationaux ou Erasmus+pour la mobilité des artistes).

 

Références

 

Bonaccorsi Julia, « The Role of the Term Non-public in ordering cultural Initiatives : Analysis of the Modalities of the Term Non-public in public sector literacy Initiatives », in Looking For Non-publics, Luckerhoff Jason, Jacobi Daniel (dir.), Presses de l’université du Québec, 2012, p. 7-26

Delhalle Nancy, Vers un Théâtre politique, Le Cri, Bruxelles, 2006

Delhalle Nancy, Théâtre dans la mondialisation. Communauté et utopie sur les scènes contemporaines, PUL, Lyon, 2017

Farge Arlette Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIesiècle. Le Seuil, Paris, 2013.

Ghebaur Cosmina, « “c’est pas pour nous normalement”. La médiation culturelle et les non-publics », Tumultes, 42, 2014 


Jeanson Francis, « La Réunion de Villeurbanne » in La Décentralisation théâtrale, 2., Les Années Malraux, 1959-1968, Actes-Sud Papiers, coll. Théâtre, éducation, cahiers n° 6, Arles, 1993

Krieg-Planque Alice, La notion de « formule » en analyse du discours : Cadre théorique et méthodologique, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2009

Le Marec Joëlle, Publics et musées : La confiance éprouvée, L’Harmattan, Paris, 2007

Madral Philippe, Le théâtre hors les murs. Six animateurs et trois élus municipaux nous parlent, Seuil Coll. Théâtre, 1969

Menger Pierre-Michel, Profession artiste. Extension du domaine de la création, Textuel, Paris, 2005

Rancière Jacques, Aux bords du politique, Gallimard, Paris, 2004

Rancière Jacques, Le spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008

Schlanger Judith, « Fondation, nouveauté, limite, mémoire », Communications n° 54, 1992, p. 289-298

Saez Guy, « L’être collectif du peuple à l’épreuve du projet d’un théâtre national populaire de Wagner », SociologieS, 2017

 

 

 

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